Le tabac et son usage sont plutôt mal vus par les temps qui courent. Non sans raison, si l’on en croit la science. Mais il n’en a pas toujours été ainsi et ce n’est pas sans étonnement qu’un contemporain peut découvrir ce qu’en pensaient des personnalités faisant autorité il y a quatre siècles, quelques décennies après que ces feuilles exotiques aient été introduites en Europe. Le premier Européen à faire état du tabac est Christophe Colomb lui-même. Le 28 octobre 1492, étant en vue de l’actuelle Cuba et ayant envoyé une reconnaissance à terre, il note dans son journal que « ces envoyés rencontrèrent en chemin beaucoup d’Indiens, hommes et femmes, avec un petit tison allumé composé d’une sorte d’herbe dont ils aspiraient le parfum« . Ils nommaient cette herbe tobaco. D’autres navigateurs rendront compte de la même coutume chez nombre de peuplades de l’Amérique tropicale. Même si des marins s’essaieront à les imiter, c’est sur une autre base que le tabac sera diffusé en Europe à partir de 1560, en particulier par le Français Jean Nicot. Celui-ci, ambassadeur du roi de France auprès de la cour de Lisbonne, a découvert le tabac dans le jardin botanique du roi de Portugal, riche d’espèces apportées du Nouveau Monde. Il s’entend dire que les Indiens en font un usage médical et c’est dans cet esprit qu’il en expédie en France, en avril 1560, sous forme de poudre de feuilles séchées, dans le but de soulager les migraines dont souffre le reine-régente Catherine de Médicis. Apparemment, ça marche puisque le peuple surnommera « l’herbe à Nicot » la catherinaire et que le bruit se répand qu’il s’agit d’une plante miraculeuse. Le succès ne tarde pas et la culture se développe dans la catégorie des « simples » (les plantes médicinales). Aucun végétal provenant d’Amérique, même le maïs (pour ne rien dire de la pomme de terre), ne connaît une aussi rapide diffusion, d’autant que le tabac possède une remarquable capacité d’acclimatation. Si l’usage récréatif s’avère important (on fume le tabac dans le peuple, on le prise sous forme de poudre dans la haute société), il se trouve légitimé par les qualités thérapeutiques que des sommités du corps médical ne manquent pas de mettre en avant dans la première moitié du XVII° siècle. Non seulement il est rappelé (à tort) que les Indiens d’Amérique en usent comme antidote au venin des serpents, mais il se colporte l’idée que le tabac serait la panacée qui guérit tout, la népenthès des Grecs, comme l’affirme en 1614 le médecin écossais William Barclay. Cinquante ans plus tard, le Français Baillard, dans son « Discours du tabac« , parle d’un miracle de la nature. C’est pourtant l’Allemand Johan Neander qui sera le plus explicite. En 1622, il publie à Leyde le traité latin « Tabacologia« . Non seulement, il pose que le tabac guérit les affections les plus diverses, mais il en définit les modalités d’utilisation en poudre, en sirops, en cataplasmes et évidemment en fumigation. C’est ainsi qu’il propose une singulière méthode pour traiter les « suffocations de matrice » des femmes : » la malade sera disposée sur une selle percée pour recevoir le parfum de tabac d’un réchaud disposé par-dessous. On mettra par dedans la selle un conduit de telle grandeur que le tuyau qu’on aura enchassé puisse atteindre jusqu’à l’orifice de la matrice pour y conduire la fumée venue d’en bas« . Non seulement, pour Neander, le tabac guérit, en particulier les maladies du poumon, mais il est radical pour exterminer les rats, souris et punaises, ce qui sous-entend qu’il est également hautement toxique. Mais derrière Galien et Paracelse, Neander postule que les médicaments sont en réalité des poisons dont les effets ne sont favorables que sous le contrôle du médecin. C’est en cela que dès le XVII° siècle, des réserves apparaissent quant à l’usage festif du tabac, présenté lui comme dangereux. « les jeunes, écrit Neander, doivent apporter une grande circonspection en prenant cette fumée car son usage trop long et trop fréquent fait déchoir le cerveau de sa bonne constitution« . Et il redoute même des conséquences funestes pour la descendance : « ce malheur ne s’arrête pas sur ces enfumés seuls, il retombe sur leurs descendants vu que le tempérament et la constitution des parents se communique par droit de nature aux enfants« . Cela ne freine cependant pas l’engouement général. « Et qui vit sans tabac est indigne de vivre! » s’exclame Sganarelle dans le « Dom Juan » de Molière. Et il ajoute même que le tabac « instruit les âmes à la vertu et [que] l’on apprend avec lui à devenir honnête homme« . Rien de moins!
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